Corey Fleischer se souvient clairement du moment où il a trouvé ce qu’il cherchait sans même savoir ce qu’il cherchait. C’était l’été de 2009. À 28 ans, Corey conduisait le camion de son entreprise de nettoyage sous pression quand il a vu une énorme croix gammée peinte sur un bloc de béton en bordure d’une rue du centre-ville de Montréal.

Il a poursuivi son chemin vers la banlieue où vivait son client, mais en regardant ses huit employés qui nettoyaient une entrée de garage, il a eu une idée saisissante. Il a donné congé à son équipe et a promis à son client de revenir le lendemain avant de reprendre la route vers la croix gammée. Un lavage sous pression de 20 secondes a suffi pour faire disparaître la croix gammée, en même temps que l’impression de vivre une vie vide de sens, qui pesait lourd sur Corey depuis des années.

« J’ai eu une révélation », dit-il aujourd’hui. En voyant le jet faire fondre les couleurs sur cette dalle de béton, Corey a été submergé par une sensation de satisfaction comme jamais auparavant. Il voulait vivre cette émotion encore, et encore.

Depuis, Corey s’est donné pour mission de faire disparaître les traces de haine dans l’espace public. Pendant des années, il a gardé secrète sa nouvelle activité, de peur de passer pour un fou. Au lieu de jouer à la balle molle ou au hockey après le travail, Corey passait prendre son chien chez lui et partait à la chasse aux graffitis haineux au volant de son camion. Chaque fois qu’il en faisait disparaître un en le ponçant, en le burinant ou en le pulvérisant, la sensation qu’il éprouvait devenait comme une drogue.

Après cinq années passées à effacer en solitaire une cinquantaine de messages ou de dessins dans le Grand Montréal, Corey a décidé que le temps était venu de révéler sa passion au reste du monde.

Assis devant son ordinateur, il s’est demandé pendant des heures si c’était vraiment une bonne idée de mettre sur Facebook des photos de ses récents nettoyages. Le jugement des autres lui faisait peur. Finalement, son doigt a enfoncé la touche Retour.

Le lendemain, c’était la folie sur ses comptes de médias sociaux littéralement inondés de demandes d’entrevue par des médias et même de messages envoyés par des gens des quatre coins du monde pour lui signaler la présence de graffitis haineux dans leur ville, petite ou grande.

« Le mouvement est né à ce moment-là, se rappelle Corey. Je ne m’attendais pas du tout à ce que les photos et les vidéos où on me voyait effacer des messages haineux puissent inspirer d’autres personnes à faire comme moi. »

Les gens ont commencé à afficher des photos où on les voyait effacer des croix gammées, des grossièretés et des insultes qui enlaidissaient leur paysage urbain partout dans le monde.

D’autres ont pris en photo un graffiti pour demander à Corey des conseils sur la technique à utiliser pour l’effacer. Il explique qu’il suffit généralement de combiner un frottage au papier sablé et au dissolvant de vernis à ongles avec un peu de ciment frais. Si le graffiti résiste à ce traitement, Corey contacte une entreprise locale de nettoyage à haute pression pour lui demander de s’en occuper. S’il le faut, il paiera la facture sans hésitation.

En 2018, sa page Facebook comptait plus de 100 millions de visites. Corey souligne que les médias sociaux, qu’on associe souvent à des comportements négatifs comme l’intimidation, sont ce que vous en faites. Bien sûr, le mouvement généré grâce au petit geste de Corey n’aurait jamais pu exister sans eux.

Ce type d’action collective est aussi réconfortant que nécessaire. Le mouvement né de l’initiative de Corey, qu’il appelle Erasing Hate (qu’on peut traduire par « effacer la haine »), ne manquera pas de travail de sitôt. Selon Statistique Canada, les crimes haineux déclarés à la police ont connu une hausse constante depuis 2014, avec une augmentation alarmante de 47 % de 2016 à 2017. Essentiellement à cause de crimes haineux non violents comme le vandalisme et les graffitis, les hausses ont été les plus marquées en Ontario et au Québec.

Certaines personnes diront que ces graffitis ne sont que des méfaits sans grande importance, mais Barbara Perry, spécialiste en crimes haineux et professeure de criminologie à l’Institut universitaire de technologie de l’Ontario, est en profond désaccord. Pour elle, le fait que ces messages haineux soient aussi visibles et clairs a un effet dévastateur sur la communauté ciblée, tout en contribuant à « normaliser la haine ».

On avance toutes sortes d’hypothèses pour expliquer cette déplorable croissance, mais Corey s’intéresse moins à trouver les causes profondes qu’à s’attaquer au problème de front : par l’élimination des messages haineux et la capacité d’inciter les autres à faire comme lui.

Mesurant 1,88 m et pesant 113 kg, Corey reconnaît que sa forte constitution lui facilite peut-être les choses. Selon lui, en fin de compte, les personnes qui font ces graffitis odieux sont des lâches qui agissent de nuit pour ne pas être vus et qui n’assument jamais leurs actes. Le fait d’effacer leur dessin parle beaucoup plus fort que le dessin lui-même.

L’effet domino du mouvement Erasing Hate est motivant. « Bien des gens pensent qu’il faut des millions de dollars et des algorithmes complexes pour amorcer un changement social, ajoute Corey. Je n’ai eu besoin que d’un pulvérisateur à haute pression et un peu d’eau. »

Il faut aussi du courage et de la détermination. Pourtant, Corey ne se prend pas pour un héros. « Quand j’ai commencé, je n’avais pas de projet de grande ampleur en tête, avoue le nettoyeur dévoué. Bien honnêtement, j’ai commencé à le faire pour moi, parce que ça me faisait du bien. »


Selon Statistique Canada, les crimes haineux déclarés à la police ont connu une hausse constante depuis 2014, avec une augmentation alarmante de 47 % de 2016 à 2017.

Source: Statistique Canada

Nombre de crimes haineux déclarés à la police


Tout au long de 2018, la Commission s’est prononcée sur la question de l’augmentation des comportements haineux et intolérants au Canada. À la fin de 2018, dans une allocution prononcée à une séance du Comité sénatorial permanent des droits de la personne, la présidente a suggéré au Comité de mener une étude approfondie sur la haine.